bitch in disguise [R]

Pendant que certains se prélassaient sur une plage de sable fin, d’autres travaillaient pour gagner des dollars. Le plus dur, sans doute, pour ces derniers, était de le faire pour les premiers. C’était ce que subissait chaque jour Eileen, si bien qu’à la fin de l’été, la fatigue s’emparait littéralement de son corps. Pourtant, elle ne perdait qu’en rares occasions son sourire, c’était une force de vente, elle le savait. Mais il fallait avouer que nombreux vacanciers ou habitants de Southampton ne se préoccupaient guère d’elle. C’était tout juste si elle n’était pas une machine, sa part d’humanité disparue. Sa bonne humeur peinait à s’imposer, les clients étant plus détestables les uns que les autres. Dieu soit loué, ce matin là, Sasha ne pointa pas le bout de son nez. Sa journée allait-elle être meilleure que les précédentes ? Elle en doutait fortement. Plus le temps passait, plus les clients devenaient difficiles, à la limite du caprice. Mais la palme revenait de loin au jeune Bogart.

Il arrivait aussi, et bien heureusement, qu’Eileen s’entende bien avec quelques uns de ses clients. Quoiqu’il serait judicieux de définir « bien », car tout est relatif à Southampton. La demoiselle détestait les habitants de la ville, ceux dont le compte en banque était dix fois supérieur au sien, si ce n’est beaucoup, beaucoup plus. Ce n’était pas de la jalousie, l’argent, elle s’en fichait pas mal. Non, ce qu’elle n’aimait pas, c’était leur façon d’être, de penser que tout leur était dû parce que l’argent suivait. Tout ne s’achetait pas, et souvent ils oubliaient ce détail. Détail qu’Eileen prenait plaisir à leur rappeler lorsqu’ils devenaient trop encombrants devant son chariot à glace. Quoiqu’il en soit, certains méritaient un semblant d’intérêt de la part d’Eileen. Marian en faisait partie. Elles n’avaient en commun – âge, job, compte en banque – si ce n’est une connaissance : Clyde. Si ce dernier se comportait « bien » en sa présence, il savait se montrer cruellement odieux avec d’autres. Avec sa femme, par exemple. Marian n’était pas un ange non plus, mais tout de même, un minimum de respect était requis dans toute relation.

Lorsque les deux jeunes femmes s’étaient rencontrées, Eileen avait très vite compris que Marian n’était pas heureuse. Elle ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi elle ne quittait pas Clyde. Mais qu’importe. Bien décidée à lui faire comprendre les choses, les deux jeunes femmes avaient lié un semblant de relation amicale. Si on oubliait le dégoût qu’éprouvait Eileen à l’égard de la classe sociale des Fitzgerald, et si on oubliait la honte de Marian de discuter avec la blondinette. Ce jour-là, la jeune Sheppard fut légèrement surprise de découvrir Marian devant son chariot à glaces. Totalement méconnaissable, elle eut du mal à deviner l’identité de sa cliente. D’ailleurs, pensant avoir affaire à une habitante comme les autres, Eileen la questionna. « Bonjouuur ! Par quel parfum vous laissezrez-vous tenter aujourd’hui ? » Comme à tous ces clients, la demoiselle s’était montrée polie, contrairement à eux qui ne connaissaient pas le mot sourire. Ce fut seulement lorsque Marian prit la parole qu’Eileen comprit à qui elle faisait face. « Vos déguisements m’étonnent de jour en jour. » se contenta-t-elle d’annoncer. Le mot déguisement était peut-être mal choisi, puisqu’il s’agissait là de vêtements comme les autres. C’était sa manière à elle de qualifier les accoutrements de Marian lorsqu’elle la rencontrait, pour passer inaperçue.